Communication digitale : d’une stratégie de présence à une stratégie de flux

Depuis (trop) longtemps, on construit les sites web comme on construit une maison, avec une belle porte d’entrée pour accueillir ses visiteurs et une belle façade pour impressionner ses concurrents.
Si on en a les moyens, on fait appel à un « architecte » renommé, pour pouvoir s’en vanter et pour s’acheter une crédibilité qu’on n’a jamais voulu conquérir.
Puis on fait le « lancement », inauguration bruyante et fanfaronnate de votre maison, qui lâche votre site sur la toile comme on lâche un enfant lors de ses premiers pas.
A ce moment, votre site est le centre du monde, et vous imaginez des foules, trépidantes d’impatience, attendant fébrilement de voir à quoi ressemblera votre nouveau site, en tapant frénétiquement F5 (ou Pomme+R) .

Tout le monde se fout du lancement de votre site (Même votre mère).

Désolé.
Désolé, mais tout le monde se fout du lancement de votre site, y compris la plupart des habitants de votre maison.

Excepté, je vous l’accorde, votre boss, vos collègues du marketing, le service communication de votre concurrent, et votre femme (parce que cela fait 6 mois que vous lui rebattez les oreilles avec votre « projet web »).

Et encore, ceux-là jugeront votre site qu’au design de votre page d’accueil. Ça tombe bien, c’est la seule maquette potable qu’a fait l’agence qui a bossé pour vous.
Peu importe le contenu, ils diront « c’est beau », « ça change de l’ancien » (il ne manquerait plus que ça !) « c’est moderne » ou l’incontournable mais tellement vide de sens « ça fait dynamique ».

Désolé, car les visiteurs n’attendent pas le lancement de votre site.
La prochaine fois qu’ils iront sur votre site (c’est à dire dans 3, 6 mois ou un an pour les fidèles), ils se diront tout juste, durant l’espace d’une demi-seconde : »tiens mais ils ont changé leur site, non ? », avant de chercher la nouvelle place de l’outil ou de l’information qu’ils avaient l’habitude de chercher.

Les visiteurs ne rentrent plus par la porte d’entrée, toute belle et rutilante soit-elle. Ils rentrent pas la fenêtre, parce qu’ils passaient dans la rue et qu’ils ont vu une information qui les intéressaient.

La majorité de vos visiteurs ne voit pas votre page d’accueil.
La majorité de vos visiteurs ne visite pas régulièrement votre site, pour voir si vous avez publié des nouveaux contenus.
La majorité de vos visiteurs ne connaît pas votre nom de domaine, et n’a pas votre site dans sa barre de favoris.

La communication digitale doit faire sa révolution copernicienne.

Votre site web n’est pas le centre du monde, ni même celui de vos clients.
Les visiteurs de votre site ne sont pas « vos » visiteurs.
Dans leur navigation web, votre site n’est qu’une étape, un moment.
Votre site web n’est pas une maison, c’est juste un passage.

Le champ lexical des sites web, qui renvoie à celui de la construction, de l’architecture, du durable et du solide ( « homepage », « architecture » , « architecte d’information » designer »), révèle en fait une vision architecturale (au sens de structure), statique…et aussi auto-centrée.
On se gausse des sites dont la homepage a pour titre « Bienvenue sur le site… », mais ne l’appelle t-on pas en français la page « d’accueil » ?

Sortir du culte de la « présence en ligne »

Cette manière d’appréhender la façon dont on fait et on gère des sites s’illustre aussi parfaitement dans ce que l’on nomme la « stratégie de présence » : il faut être « présent » sur internet : avoir son site, être présent sur facebook, sur twitter, et avoir son application mobile.

Cette injonction de présence, traduction littérale et non-distanciée du discours marketing des éditeurs de services en ligne, fait de la présence (c’est à dire de l’outil), un objectif et une finalité, là ou il ne devrait être que moyen.

Il est étonnant au passage de constater à quel point les professionnels du webmarketing n’ont aucun recul sur le discours marketing des facebook et consorts : quand Facebook dit aux marques qu’elles doivent faire des pages plutôt que des groupes, parce que c’est le mieux pour elles, tout le monde suit sans se poser de questions. 5 ans après, facebook a tué les pages : leur reach est mort, leur engagement est moribond, et il faut payer pour être visible (ce qui ne veut pas dire vu)… Tiens, si on faisait des groupes ?

Dans cette stratégie de présence, le moyen est la fin, et l’outil la finalité :

« On a lancé un site, on a crée un compte instagram.
C’est bon, c’est fait. On passe à autre chose.
Oh tiens un nouveau réseau social. Chouette, encore un outil à ajouter à notre stratégie de présence. »

J’exagère un peu le trait, car on va plus loin aujourd’hui : on mesure le nombre de fans sur facebook, le nombre de visiteurs sur son site.
On ne sait pas bien à quoi ça sert, mais ça fait bien de créer (ou plutôt d’exporter) des tableaux et des graphs super beaux qui montrent la fulgurante progression de nos indicateurs-clés.
Peu importe si on confond la métrique et l’objectif, peu importe comment est calculé la métrique, l’essentiel est d’en mettre pleins les yeux à son boss ou à son client, et de leur montrer qu’on a atteint la « barre » des 10.000 visiteurs ou fans.

Google est la homepage, le moteur de recherche et l’arborescence de votre site

Si l’on interroge les causes de ce changement de paradigme, le moteur de recherche de la firme de Moutain View est évidemment au premier rang des responsables.

Il faut se faire à l’évidence : les visiteurs n’aiment pas naviguer sur votre site.
Pourquoi ? Parce que tous les sites possèdent une ergonomie différente et que la recherche d’une simple information de contact est jamais au même endroit, et jamais présenté de manière identique.

Une application informatique est réussie si son interface fonctionne comme l’utilisateur s’y attend, si son intuition lui permet de facilement l’utiliser. Elle sera alors intuitive si ses éléments et son fonctionnement ressemblent à ce que connait déjà l’utilisateur, à ce qu’il a appris.»

Jeff Raskin, expert interfaces pour Apple dans les années 70-80

Le problème, c’est que les utilisateurs n’apprennent rien de votre site, car ils n’y vont pas assez régulièrement pour en apprendre le fonctionnement et que vous avez par dessus pris la fâcheuse habitude de faire des refontes tous les 3 ans, faisant perdre aux plus fidèles l’apprentissage de votre site.

Pendant que vous engloutissez tout votre budget digital dans les refontes, Google, lui, fonctionne toujours de la même façon, possède toujours la même ergonomie, simplissime et terriblement efficace.
Pas de chance, il s’avère aussi que, contrairement à votre site, Google est aussi le centre du web.

Si ce tweet peu faire sourir les professionnels du web, il n’en correspond pas moins à une certaine réalité : Google a rendu caduque votre nom de domaine, mais aussi, avec les rich snippets, votre moteur de recherche interne (Google l’affiche désormais directement sur les SERP pour certains sites) et votre menu de navigation (avec les sitelinks) auquel vous avez tant réfléchi.
Vos visiteurs connaissent mieux Google que votre site, et c’est pour ça qu’ils utilisent Google pour naviguer dans votre site.
Il suffit de regarder les analytics pour s’en convaincre : combien de vos visiteurs ne passent pas par votre page d’accueil ?

Google est en train de progressivement déporter l’accessibilité à votre contenu de votre site vers ses pages de recherche, et l’enjeu n’est pas tant dans la déportation du trafic que dans les changements ergonomiques que cela nécessite sur les sites web.

Les budgets colossaux dépensés dans des refontes gigantesques (alors que dans beaucoup de cas il serait préférable d’avoir une approche incrémentale) altèrent une expérience utilisateur fragile des sites qui profite à Google.
Comble de l’ironie : alors que Google déporte des éléments de navigation et de contenu des sites web, les marques sont obligées désormais de payer leur visibilité dans les SERP (Google Adwords).
Une double peine pour les marques, infligée par le géant de Moutain View dont le seul tort est finalement d’être devenu hégémonique, du moins dans certains régions du monde.

Mais Google n’est pas seul responsable de ce changement de paradigme.
Le web 2.0 et notamment les réseaux sociaux ont largement contribué à accélérer ce phénomène dans lequel le site web perd sa fonction centrale et architecturale.
La multiplication de la présence des marques sur des outils dont la marque est simple locataire (le « rent » d’Avinash Kaushik) a également déporté l’accessibilité à l’information des sites vers les flux d’abonnements, générant des dynamiques de flux transversales (vers des liens profonds, très thématisés) au détriment de dynamiques pyramidales (le visiteur arrive par la page d’accueil, puis se conforme à l’architecture du site pour naviguer).
Mais au fond, est-ce que ce dernier modèle a déjà existé ?

La homepage n’est plus la seule page d’accueil, car c’est toutes les pages de votre site sont des pages d’accueil (ou les landing pages). Prendre conscience de cela implique beaucoup de changements sur la manière de construire mais aussi gérer les sites web.

Passer d’une stratégie de présence à une stratégie de flux

Face à ce constat, l’enjeu aujourd’hui est sans doute de passer d’une stratégie de présence à une stratégie de flux.

Ne plus empiler les outils sur un slide powerpoint, comme les accessoires d’une panoplie, mais positionner les outils sur des flux que l’on a identifié.

Ce changement passe sans doute par l’abandon d’une vision auto-centrée de nos outils (et notamment de notre site web, clé de voûte de la stratégie digitale) et de notre marque, vers une approche de flux et de produits.

Concrètement, cela signifie prendre déjà le temps du recul : sur la nécessité et l’impact d’une refonte totale d’un site web, sur l’utilité de créer des sites satellites pour des cibles spécifiques.

Le véritable enjeu n’est pas tant le support (le site) que le contenu : créer un site satellite, conserver un type d’information sur son site corporate ou bien le déporter sur un blog extérieur ou un site spécialisé…au final peu importe, car les visiteurs ne sont pas fidèles (j’exclue de cette réflexion les sites de presse).
La communication digitale a emprunté à la presse son vocable : si l’on parle de « rubriques » et de « ligne éditoriale », il ne faudrait pas oublier que définir une ligne éditoriale suppose des visiteurs très fidèles, ce qui est rarement le cas sur les sites de marques.
Au fond, s’il doit exister une ligne éditoriale, celle-ci a plus de sens sur les outils d’acquisition comme les réseaux sociaux ou les newsletters que sur les sites web.

Quand votre boss vous demande de mettre cette news en page d’accueil, expliquez-lui qu’en soi cela ne sert pas à grand chose, car entre les visiteurs qui ne passent pas par la page d’accueil, ceux qui sont fidèles mais qui ne viendront pas sur votre site pendant la durée d’affichage de la news et ceux qui passent par la page d’accueil à ce moment-là mais ne la liront pas car ils ne sont pas venu sur le site pour lire cette news, l’audience de la news est plus déterminée par la façon (titre, accroche visuelle et rédactionnelle, timing) dont elle est partagé sur les outils d’acquisition (réseaux sociaux, newsletter) que par sa présence sur la page d’accueil.
Quand votre boss arrive dans votre bureau en disant « faudrait pas changer la home là ? ça fait 3 mois que je la vois, ça fait pas dynamique pour nos visiteurs », expliquez-lui -calmement- que le visiteur moyen voit certes la même page d’accueil, mais pas à la même fréquence !

Sortir d’une vision auto-centrée, pour une vision utilisateur

Sortir d’une visions auto-centrée des sites web, c’est aussi garder en tête cette différence de temporalité.

Si vous êtes d’humeur, dites aussi à votre boss que les news de votre carrousel (ou slider) de la homepage ne sont jamais cliquées, et que personne n’utilise les flux RSS.
Constater l’inefficacité de certains contenus et outils, c’est être en mesure d’arbitrer en délaissant les contenus et outils les moins efficaces. Mais notre époque a tellement peur du vide…
Dans nos métiers où l’économie de l’attention est la clé, supprimer des contenus ou des outils, c’est mettre en valeur « ceux qui restent ».

Dans ce changement, c’est -encore et toujours- le contenu et l’utilisateur qui sont au centre ; l’enjeu étant de livrer le contenu adapté au contexte et à la cible, permis par l’identification des flux, mais aussi par la meilleure utilisation des analytics (ce qui nécessite une prise de recul et un regard critique sur ceux-ci, j’y reviendrait dans un prochain billet).
En d’autre termes, ce qui compte, ce n’est pas d’être présent sur tel ou tel support (car tout le monde peut le faire), c’est de s’insérer dans des dynamiques et des flux existants.

Au final, il s’agit sans doute de faire leur deuil de certaines représentations : nous ne sommes plus des architectes qui construisent des sites comme des maisons, tout comme nos sites ne sont pas à proprement parler des médias.
Au final, nous sommes peut-être des ingénieurs, qui identifient des flux et essayent de les canaliser dans des tunnels de conversion et des chemins.
C’est sans doute moins glamour et plus technique, mais peut-être aussi plus intéressant.

16 commentaires

  1. Excellent article, ça valait la peine d’attendre un billet de fond comme celui-ci, qui bouscule avec justesse un tas d’idées reçues. J’ai hâte de lire le prochain !

  2. Je me suis poilée à lire ce billet !
    Pourtant tout le monde le fait ce petit teasing pour présenter son site ou nouveau projet ; par fierté d’avoir passé du temps dessus. C’est un peu la même réaction qu’un gosse qui vient d’apprendre que le week-end prochain il va voir Mickey =)

  3. bravo pour l’article, on s’est bien poilés au service com de @ UMONS.be….je suis content d’apprendre que même ma maman se fou de notre nouveau site 🙂
    On va réfléchir à tout ça….
    Bonne continuation

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